Emmanuelle Bordon

Lorsqu’une personne transgenre entreprend une transition, elle souhaite généralement mettre sa voix en accord avec le genre qu’elle s’apprête à exprimer. Cela nécessite un travail vocal qu’il est souvent souhaitable d’accompagner en orthophonie. En outre, si elle souhaite chanter, une adaptation sera également nécessaire. Rencontre avec des spécialistes qui aident les personnes trans’ à trouver leur voix.

L’expression du genre passe aussi par la voix. Hommes et femmes ont en effet des voix différentes par la hauteur mais également une manière de l’utiliser qui varie en fonction du genre. C’est pour cette raison, par exemple, qu’il est rare de se tromper sur le genre d’une personne en lui parlant au téléphone, même s’il s’agit d’une femme avec une voix grave ou d’un homme avec une voix aiguë. Les paramètres qui font qu’une voix est perçue comme féminine ou masculine sont ainsi nombreux et complexes. Par conséquent, les personnes en transition se demandent fréquemment comment mettre leur voix en accord avec leur acquisition de genre. Y parvenir nécessite bien souvent un travail avec un professionnel.

Adapter les usages de la voix

Anohni, chanteuse trans’ britannique née en 1971. leader du groupe Antony and the Johnsons. © Juan Bendana

« Les demandes de travail vocal en orthophonie émanent le plus souvent de femmes transgenres, qui souhaitent féminiser leur voix », explique Pauline Huret, orthophoniste spécialisée dans la rééducation de la voix. En effet, les hommes trans’ n’ont généralement pas besoin de masculiniser leur voix parce que les traitements hormonaux de substitution provoquent une mue vocale semblable à la mue naturelle des garçons cisgenre. A la fin de leur transition, leur voix est généralement devenue suffisamment grave et masculine à leur goût. Il arrive également que des personnes qui se définissent comme non binaires soient en demande d’une voix neutre.

Pour les femmes transgenres, le traitement hormonal est en revanche sans effet sur la voix. La mue vocale a déjà eu lieu, elle a entraîné l’allongement du larynx, et aucun traitement ne peut le faire revenir à sa forme initiale. Il faut donc travailler sur d’autres facteurs pour féminiser la voix.

« L’enjeu », explique Pauline Huret, « est d’obtenir un « passing » vocal, c’est-à-dire une voix qui soit cohérente avec la nouvelle identité de genre. Il faut donc trouver une voix féminine mais pas caricaturale ». Il est par ailleurs assez fréquent que les patientes demandent à pouvoir alterner entre voix féminine et voix masculine, au moins de manière provisoire, pour l’adapter à leur l’interlocuteur : avoir une voix féminine avec ceux à qui elles ont déjà annoncé leur transition, garder une voix masculine avec ceux qui ne sont pas encore au courant.

Que signifie avoir une voix féminine ?

Physiologiquement, les hommes ont des cordes vocales mesurant de 17 à 23 millimètres, quand celles des femmes mesurent 12,5 à 17 millimètres. Le conduit vocal est en outre plus long et volumineux chez les hommes que chez les femmes. Ces caractéristiques anatomiques jouent principalement sur la hauteur de la voix, plus grave chez les hommes, plus aiguë chez les femmes.

Pour autant, la hauteur ne suffit pas à définir la féminité ou la masculinité vocale. Celle-ci est au moins autant caractérisée par les usages de la voix, qui sont variables selon le genre, et, pour ne rien arranger, ces différences d’usage varient d’une langue à l’autre. Les paramètres qui caractérisent le genre d’une voix sont donc beaucoup plus complexes et plus mouvants qu’il n’y paraît au premier abord.

En français, il y a des différences de résonances, d’amplitude entre les aigus et les graves, de rythme, d’intensité sonore. Il y a également des nuances dans la prononciation : les consonnes sont plus appuyées chez les hommes, tandis que les voyelles sont plus mises en valeur par les femmes.

Laura Jane Grace, chanteuse trans’ américaine née en 1980. Chanteuse du groupe punck rock Against Me ! © Jan Brauer

« Une voix est toujours le résultat conjoint d’une anatomie et de pratiques, mobilisées pour rendre cette voix conforme à différentes normes – de genre notamment – et idéologies », résume Pauline Huret. Pour les orthophonistes, cette différence culturelle est importante parce qu’elle est l’endroit où se trouve la marge de manœuvre permettant de rendre une voix plus féminine.

Le travail de féminisation

Pour Stéphanie Perrière, orthophoniste spécialisée dans la rééducation vocale, il peut être très profitable de faire un bilan orthophonique pendant la transition. Cela permet de déterminer le besoin d’une prise en charge vocale et/ou d’un accompagnement sur ce qui est extra vocal. Le but, pour la patiente, est de comprendre la physiologie de la voix, de la replacer dans son contexte et de modifier sa manière de l’utiliser pour la féminiser. Le cheminement peut être un peu long – généralement de deux à six mois – et il est préférable de ne pas l’entreprendre trop tôt. « Il faut utiliser sa voix féminine au quotidien pour que ça marche », précise Stéphanie Perrière.

Le travail de l’orthophoniste consiste à expliquer quels sont les paramètres acoustiques qui caractérisent le genre de la voix. Il s’agit également, pour la patiente, d’apprendre à écouter sa voix et à l’évaluer de manière analytique. Cette étape peut être difficile, parfois même douloureuse, parce que l’écoute est influencée par la dysphorie de genre, jusqu’à, parfois, provoquer un rejet en bloc. Elle est cependant indispensable pour déterminer ce qui, dans la voix, est déjà féminin, ce qui l’est moins, et sur quels critères la patiente va pouvoir progresser.

Le travail consiste enfin apprendre à reproduire ces paramètres pour adopter une voix plus féminine dans différents contextes de communication : en direct ou au téléphone, dans la vie professionnelle comme dans la vie personnelle. L’enjeu est enfin de parvenir à automatiser des processus pour que la voix féminine soit là non seulement dans des situations calmes et maîtrisées mais aussi dans une situation d’urgence, d’émotion, de colère, situation dans lesquelles des automatismes anciens peuvent réapparaître. Parfois, la voix, c’est ce qui trahit.

Le chant pour s’approprier sa voix

Stéphanie Perrière est orthophoniste, spécialisée dans la rééducation vocale. Elle a l’habitude d’accompagner les femmes trans’ pendant leur transition, qu’elles soient chanteuses ou non, pour les aider à féminiser leur voix. (collection personnelle)

« Même si je n’ai pas pour projet de faire chanter mes patientes, je fais souvent un échauffement au piano », explique Pauline Huret. « Cela présente beaucoup d’avantages : pouvoir entrer dans la séance en laissant le quotidien de côté, lever certaines inhibition et, sur le plan vocal, commencer à monter progressivement dans les aigus, utiliser les résonateurs, travailler les attaques pour qu’elles soient nettes, etc. Je commence dans un registre assez grave et je monte petit à petit. J’ai également l’objectif d’assouplir la mâchoire et les lèvres, ainsi que de travailler le changement de registre, de la voix de poitrine à la voix de tête. »

Stéphanie Perrière, quant à elle, utilise le chant en permanence dans son travail d’orthophoniste. « Tous les paramètres de la voix se retrouvent dans le chant et cela permet de contourner les habitudes. Quand on chante, on fait tout mieux, on va pouvoir ritualiser et créer un chemin d’accès, automatiser des gestes », commente-t-elle. Le travail des voix trans’ ne fait donc pas exception, d’autant que très souvent, les femmes trans’ adorent chanter. Dans ce cas, elles ont déjà expérimenté leur voix, elles s’y sont intéressées. Et d’une manière générale, il est courant qu’elles aient une certaine appétence pour la musicalité. Le terrain est donc favorable.

La voix aiguë ne suffit pas

« Les patientes que je reçois sont très souvent en demande d’une voix aiguë et il faut que j’arrive à les convaincre que ce n’est pas le seul paramètre », relate Stéphanie Perrière. « Je vais les faire travailler sur les harmoniques et sur la manière de parler ». Les femmes parlent en effet plutôt « en avant » et les hommes « en arrière ». Dans son cabinet, elle propose d’utiliser des chansons et des imitations. Elle fait réaliser un travail sur l’articulation, en utilisant les lèvres et les mimiques faciales. En effet, les femmes articulent plus les voyelles, tandis que les hommes articulent généralement plus les consonnes. Il y a donc un travail à faire dans ce domaine et pour cela, le chant est idéal.

Le travail a également pour but de gagner en souplesse vocale et là encore, le chant est un outil intéressant. Il permet d’assouplir les cordes vocales et de changer facilement de registre (passer facilement de la voix de poitrine à la voix de tête et inversement), de chercher des sons inhabituels, de gagner en agilité.

Aujourd’hui, le processus est facilité parce qu’il y a une tendance à l’uniformisation des manières de parler, qui va dans le sens d’une masculinisation de la voix des femmes. Et par ailleurs, les trans’ ont des exigences moins fortes en matière de féminisation. Il reste cependant des différences qu’il faut comprendre pour obtenir un « passing » vocal satisfaisant.

Changer de pupitre, de répertoire… ou pas

Dana International, chanteuse trans’ israélienne née en 1972. Elle a remporté le concours de l’Eurovision en 1998 avec la chanson Diva. © Daniel Krucznski

Quant aux femmes trans’ qui chantent, que ce soit ou non professionnellement, elles choisissent les évolutions qu’elles veulent dans leur pratique. La transition et la féminisation de la voix changent en effet moins de choses qu’on pourrait l’imaginer ; il s’agit juste de trouver de nouveaux repères. Mais quoi qu’il en soit, les compétences ne sont pas perdues. Cela signifie qu’une chanteuse qui a déjà une bonne technique va la garder et s’exprimer pleinement avec une voix dont les références auront été modifiées. A l’inverse, il faudra revoir sa technique s’il y a un manque de ce côté-là.

Concrètement, celle qui fait partie d’une chorale choisira peut-être de changer de pupitre, en fonction de son envie et sa capacité d’adaptation. Celle qui chante du rock décidera plutôt de faire évoluer son répertoire, pour en aborder un qui soit plus conforme à son identité. Il n’y a pas de règle en la matière ; seulement des décisions personnelles.

Pour Stéphanie Perrière, les chanteuses trans’ ont particulièrement intérêt à consulter un ou une orthophoniste pour travailler le geste vocal et assurer le confort avant même de songer à « faire beau ». Cela permet de ne pas s’installer dans un forçage vocal qui serait préjudiciable à la longue. « Les femmes trans’ qui chantent ont de grands atouts, par rapport à celles qui ne chantent pas, dans les usages de leur voix », conclut-elle. Dans ce cas, quelques séances peuvent suffire à libérer une voix qui sera une composante essentielle de leur identité.

Et la chirurgie ?

La voix peut être féminisée chirurgicalement. Toutefois, Stéphanie Perrière exprime une grande réticence à ce sujet. Le recours au bistouri peut certes être une option pour les personnes qui ont une voix très grave, pour celles qui ne parviennent pas à automatiser le geste vocal permettant d’avoir une voix féminine ou encore dans les cas où subsiste une ambiguïté propre à nourrir la dysphorie de genre. Mais l’opération entrave la vibration des cordes vocales et ce que l’on gagne en hauteur, on le perd en qualité de timbre. Il faut bien sûr un chirurgien spécialisé dans les opérations du larynx et, dans tous les cas, l’opération chirurgicale est fortement déconseillée aux chanteuses.

Quelques définitions

Kim Petras, chanteuse trans’ allemande, née en 1992.

La transidentité est définie par la cour européenne des Droits de l’Homme comme le fait, pour une personne, tout en appartenant physiquement à un sexe, d’avoir le sentiment d’appartenir à un autre. Le défenseur des droits français, quant à lui, définit les personnes transgenres comme des personnes dont le genre ne correspond pas au sexe qui leur a été assigné à la naissance.

Pour parler des personnes concernées, on ne dit plus « transsexuelle », un terme qui date de l’époque ou la transidentité était considérée comme une maladie psychiatrique, mais transgenre ou trans’. Une femme trans’ est donc une personne née dans un corps masculin, qui se sent femme et peut, si c’est son souhait, entamer une transition pour féminiser son corps. Un homme trans’ est une personne née dans un corps féminin qui se sent homme et peut, si c’est son souhait, entamer une transition pour masculiniser son corps.

La transition peut s’effectuer via un traitement hormonal de substitution et/ou une ou plusieurs opérations, une modification du prénom et du genre à l’état civil, etc. Il n’y a pas de parcours unique et chaque personne a son histoire.

Une personne non binaire ne se reconnaît dans aucun des deux genres, ou dans un entre-deux, ou parfois dans l’un ou dans l’autre.

Le terme dysphorie de genre décrit le sentiment de détresse ou de souffrance qui peut être exprimé par les personnes dont l’identité de genre, l’identité sexuée, ne correspond pas au sexe qui leur a été assigné à la naissance.