Plus que tout autre mythe, Orphée a inspiré les musiciens. Guillaume Kosmicki, musiciologue, auteur et conférencier, nous dit pourquoi et s’attarde sur la version parodique écrite par Offenbach au 19e siècle.

Trémolo Magazine . Pourquoi Orphée a-t-il fait l’objet d’autant de reprises dans l’histoire de la musique ?
Guillaume Kosmicki . Avant tout, c’est le propre du mythe d’être tout le temps repris. Claude Levi Strauss disait que les mythes sont des histoires que les gens se racontent et se répètent et qui se sont incorporées au patrimoine collectif à force d’avoir été répétées sans cesse. A travers ces mythes, une société essaye de comprendre de quoi elle est faite, les rapports de ses membres avec le monde et la position de l’homme dans l’univers. Ce sont donc des histoires qui tentent d’expliquer pourquoi les choses sont comme elles sont. J’ajouterai que, grâce au mythe, chacun peut s’approprier un petit morceau de ce qui fonde sa culture.
Concernant le mythe d’Orphée et Eurydice, c’est un sujet crucial pour l’opéra parce qu’Orphée est musicien. Grâce à sa musique, il dompte les animaux, y compris Cerbère, le chien à trois têtes qui garde l’entrée de l’enfer. En d’autres termes, il agit sur le monde avec la musique, ce qui le place presque à l’égal d’un dieu. C’est ce que l’opéra veut faire : agir sur les gens en leur procurant des émotions. Il est donc naturel qu’Orphée ait beaucoup inspiré l’opéra.

TM . Dans l’histoire de la musique, on retrouve donc Orphée régulièrement.
GK . Oui, et il est souvent attaché à l’innovation musicale. C’est le mythe d’Orphée qui est le sujet des œuvres considérées comme les premiers opéras (Les Euridice de Peri et de Caccini et l’Orfeo de Monteverdi). C’est aussi Orphée que Gluck choisit comme sujet quand il veut mettre en œuvre sa « réforme » et proposer une musique différente. C’est encore Orphée que choisit Offenbach pour sa première création de grande ampleur : Orphée aux enfers.

TM . Quel est le contexte dans lequel arrive l’Orphée aux enfers d’Offenbach ?
GK . Politiquement, la période est celle du second empire. Napoléon III a été élu en 1848, soit 10 ans auparavant. C’est une période de divertissements à outrance, dans une société futile, qui fuit les problèmes politiques. On est en revanche très attachés aux apparences, ce qui explique la présence d’un personnage nommé l’Opinion publique dans cette parodie.
Economiquement, on est en pleine révolution industrielle. Cela implique le creusement d’un fossé social énorme et une paupérisation des centres villes. Et cela crée un contraste fort avec la haute société et ses divertissements.
Enfin, sur le plan de la culture, Napoléon III ouvre les vannes du divertissement, il libère les salles de spectacle. Orphée aux enfers est écrit par Offenbach un peu après que le gouvernement lève les restrictions sur le nombre d’artistes sur scène.

TM . Comment cette œuvre majeure d’Offenbach est-elle perçue à l’époque ?
GK . La première a lieu le 21 octobre 1858, aux Bouffes-Parisiens. Il s’agit non pas d’une opérette mais d’un opéra-bouffe (le mot « bouffe » faisant référence au « bouffon », celui qui fait rire). C’est la première fois dans l’histoire de la musique qu’un mythe fait l’objet d’une satire.

Dans cette version, Offenbach renverse tous les codes de l’histoire d’origine. Orphée et Eurydice ne sont pas amoureux mais forment, au contraire, un couple qui ne se supporte pas et cultive l’infidélité. La musique d’Orphée est produite par un violon insupportable. Orphée est heureux que Pluton lui ait ravi sa femme et c’est l’Opinion publique qui le contraint à aller la récupérer. Les dieux manifestent contre Jupiter, qui finit par emmener tout ce petit monde festoyer en enfer, etc. Cette version fait bien sûr couler beaucoup d’encre, entre une partie de la presse qui fustige l’irrespect envers la mythologie grecque, berceau de notre histoire, et les rieurs qui s’en amusent. Ces derniers l’emportent finalement, puisque cette œuvre remporte rapidement un grand succès.

Guillaume Kosmicki est musicologue, auteur et conférencier. Pour en savoir plus sur ses publications et ses conférences : guillaume-kosmicki.org